lundi 4 avril 2016

#65 - Une bribe de colère dégoûtée

[TW harcèlement / exhibition dans l'espace public] 


Elle arrive au cinéma un peu en retard. Le film n'a pas commencé mais les annonces sont terminées. Elle s'installe dans la partie orchestre. Il n'y a qu'un couple. Au balcon, elle ne voit pas. 

Le film démarre, s'élance.


Et puis, un homme rentre par la porte de sortie. Il n'est visiblement pas dans son état normal. Elle ne réagit pas dans l'immédiat, mais bientôt, il avance dans sa rangée à elle. Une de celles du fond. Il ne s'arrête pas, ne s'assoit pas. Il traverse, vers elle, qui sent déjà l'embarras et la colère lui monter aux joues. Et voilà, un relou. C'pas possible ça ! Ramasser ses forces en un instant. 

Il est arrivé à sa hauteur et désigne le siège à côté d'elle. Demande s'il peut s'y asseoir. Il y a au bas mot cent cinquante sièges vides. "Mais bien sûr, pense-t-elle ! Bien sûr, je viens au cinéma toute seule dans l'espoir qu'un inconnu vienne s'asseoir à côté de moi". 
"Enfin, Monsieur, voyons..." C'est tout ce qu'elle répond. Rien d'autre ne sort, alors elle met tout dans son visage fermé et agacé et dans un geste qui désigne la salle vide. 

Il consent à se décaler d'un siège.
Elle sent tous ses muscles se tendre, se contracter. Oh non, non, il ne va pas rester là... Si. Elle commence à calculer le nombre de pas jusqu'à la porte. Le nombre de rangées et de sièges entre elle et le couple de devant, un peu loin, qui ne voit rien. Rester est malaisant, mais faire quelque chose paraît soudain risqué. Elle sait qu'elle est à portée de main. Elle se demande s'il peut avoir un couteau. Elle se demande s'il y a encore quelqu'un à l'accueil du cinéma. Elle se demande si le couple de devant réagira si elle crie. Pendant ce temps, elle est figée, crispée sur son siège, et elle s'accroche à l'écran même si elle ne voit rien. 

Il finit par se lever et tout retraverser. 
Le soulagement est de courte durée. 

Il retraverse la rangée derrière la sienne et vient s'asseoir à quelques sièges d'intervalles derrière elle. Elle reste immobile, tournée un peu de l'autre côté, pour qu'il ne puisse pas entrer dans son champ de vision et qu'il n'y ait aucun doute possible à ce sujet pour lui. Elle ne le regardera pas. Son visage a plongé peu à peu dans son écharpe, comme on se recroqueville dans une coquille. Chercher une bribe de douceur, quelque chose à respirer qui n'appartienne qu'à elle. Elle se tient toujours à l'écran en n'en voyant absolument rien. Toute son attention est dans ses oreilles, puisqu'elle ne peut pas voir, il faut bien trouver une manière de rester sur le qui vive. Elle entend un bruit métallique. Une boucle de ceinture. Et une fermeture éclair. 

Nonnonnonnonnonnon. Cela s'accélère. Les questions de tout à l'heure reviennent. Le besoin de s'enfuir en courant et l'impossibilité de le faire. Elle ne sait pas vraiment si ce qu'elle redoute se produit. Elle ne veut pas entendre. Ne peut pas se retourner. Elle ne sait pas ce qui se passe vraiment. Tout bouillonne. Elle pense qu'il faudrait simplement se lever et l'afficher, l'humilier, le faire fuir. Que sans doute il faudrait parler, calmement, fermement. Ou hurler. Que ça suffirait, certainement. 
Elle ne sait toujours pas s'il y a quelqu'un  à l'accueil. Et comment le couple réagira. Et s'il a un couteau, une bouteille, quelque chose qui pourrait frapper. Elle sait qu'il a des mains, des poings. 
Elle sait bien qu'il faudrait. Mais elle ne peut pas. Paralysée. Parce qu'elle a peur, qu'elle est dégoûtée, qu'elle est en colère. Monstrueusement. Elle n'est pas sûre de ce qui se passe, mais rien que le fait qu'il y ait le doute est inadmissible. 

Elle comprend aux sons que l'homme reprend ses affaires. "Y'a pas d'action", qu'il marmonne. Il se lève et s'en va. Elle ose à peine jeter un coup d'oeil pour vérifier que la porte de sortie s'est bien refermée. Elle aimerait partir, maintenant, des fois que quelqu'un revienne. Mais elle ne veut pas partir seule, des fois qu'il soit dehors. Alors, elle se relâche dans son siège et se remet dans le film. Cela n'a duré que quelques minutes, interminables. Finalement, elle semble se reprendre vite. Et le film n'est pas mauvais. 

En rentrant, elle jette des regards alentour, ce qu'elle ne fait jamais. Il n'y a personne. Tout continue comme si de rien n'était. D'ailleurs, elle ne pense même pas à en parler, sauf à des amies vues quelques jours après. "Ce n'est pas si grave, il ne m'est rien arrivé, finalement, je ne sais pas exactement ce qui s'est passé, c'était juste un mec paumé". 

Pourtant, quand un autre soir, des bouffées de colère et de tristesse remontent, ce moment là lui revient. Il ne lui est pas rien arrivé. Elle a eu terriblement peur, elle s'est sentie vulnérable. Avec cette conscience là, elle craint ce qui pourrait arriver en parlant. On lui donnera des conseils. Ce qu'elle aurait du faire. Qu'elle aurait du crier, appeler quelqu'un, se rapprocher du couple, être cassante, ne pas se laisser impressionner. Et puis elle n'est pas sûre de ce qu'elle a vu. La boucle de ceinture et la fermeture éclair, est-ce qu'elle est bien sûre ? C'était peut-être autre chose. Elle a peut-être imaginé, pas compris. D'ailleurs qu'est-ce qu'elle faisait seule, au cinéma, un soir ? Hein ? Et pourquoi elle n'avait rien pour se défendre avec elle ? 
Elle craint qu'on lui dise ce qu'elle s'est déjà dit, tout en sachant que ce n'est pas juste. Qu'elle n'a rien fait de mal. Et qu'elle a le droit de l'avoir mal vécu. 

Les conseils pour ne pas se faire "embêter" comme on dit poliment, elle les a entendus dans des dizaines de bouches, en public, en privé. 
Elle se demande simplement combien de fois on lui a expliqué, à lui.

*

Elle. 
Je. 
Peu importe l'énonciation. Presque toutes les femmes que je connais ont déjà vécu cette forme là de peur, cette même angoisse, dans des centaines de circonstances différentes.

*

(ElleJe a fini par en parler. Et tout le monde a compati, sans conseil déplacé. Se sentir tellement aidée-mée)


2 commentaires:

  1. "elle les *a* entenduS dans des dizaines de bouches,"
    Désolé d'être si terre à terre. C'est ma manière de ne pas être indifférent à cette épreuve.

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  2. Cher Anonyme,
    Merci, je viens de viens de rectifier.
    (Ne sachant pas qui je m'adresse, je répète peut-être ce que j'ai déjà dit à quelqu'un - j'ai du mal à parler d'épreuve, j'ai peur de dramatiser. Mais... merci de ne pas être indifférent ou blasé façon "tout ça pour ça!")

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